La librairie intérieure
Vous vous êtes habitués, chers lecteurs, à rentrer au cœur de vos villes dans nos librairies. Vous venez y cherchez des livres et des compétences (conseils de lecture, sélection des nouveautés, informations sur l’histoire des catalogues, recherches bibliographiques, papiers cadeaux). Le travail de la librairie indépendante, cependant, ne peut se résumer à ces faits et gestes. Vous venez aussi y rencontrer des personnes qui enchantent, cernent et font vivre l’offre.
Lors de cette journée mondiale du livre et du droit d’auteur, la San’t Jordi 2014, nous voulons vous faire savoir combien cette chaîne humaine, imparfaite, pleine d’humeurs, dérangeante est essentielle afin que les œuvres vibrent. Vivre chaque jour dans une librairie est une immersion radicale de tout notre être au service de chaque livre. Souvent, vous nous demandez : avez-vous lu tous les livres de votre librairie ? Non, bien évidemment aucun de nous n’a tout lu ! Mais nous pouvons vous dire pourquoi tel ou tel livre s’y trouve et quelle est sa nature… La différence entre une librairie et un entrepôt, c’est que la présence de chaque livre est aiguillonnée par l’intention du libraire. Je sais, ce n’est presque rien mais pour nous, pour les auteurs, pour les éditeurs, pour les lecteurs, c’est un luxe.
Ce livre que nous allons vous offrir cette année, j’aimerais qu’il vous fasse ressentir de façon intime la façon dont les librairies tiennent debout. Ce sont des maisons de mots. Il est très fréquent aujourd’hui, lorsqu’on parle de ce métier, d’évoquer seulement sa problématique économique…
Nous vous proposons, nous, de vous raconter d’abord sa pratique, sa culture, sa philosophie même.
Chers lecteurs, nous vous invitons à feuilleter ces pages et à entrer dans notre librairie intérieure…
La création de cet abécédaire n’est pas un artifice. Nous avons fait ce choix afin de faire apparaître la première compétence qu’on sollicite de tous les libraires lorsqu’ils débutent : l’alphabet. Comme en musique avec les gammes, nous devons pouvoir jouer avec notre « fameux » ordre alphabétique intégral. La première habileté du libraire est de classer avec dextérité chaque livre dans sa rubrique par ordre alphabétique. Le premier enchantement de l’enfance n’est-il d’ailleurs pas l’apprentissage fondateur de l’alphabet ? Eh bien, nous aussi, en débutant, nous avons à le réapprendre. Cet alphabet que nous utilisons tous les jours pour chercher un livre n’est pas seulement une convention technique à maîtriser, c’est une mise en ordre du monde dans les rayons. C’est la seule loi sage qui évite les injustices liées au caractère hasardeux du succès d’un livre…En le mettant tout simplement à sa place, selon un critère objectif incontestable.
Grâce à cet alphabet, vous pourrez vous affranchir du libraire et vous y retrouver dans ce que vous cherchez. Notre classement alphabétique est la grande loi de l’hospitalité qui permet d’accueillir les lecteurs désireux de se lancer dans l’inconnu. C’est une boussole qui vous permet de naviguer dans les rayons.
La singularité de ce livre, c’est qu’il s’adresse à tous les âges. De son versant « adulte », on peut cependant dire que c’est une tentative d’ouvrir l’œil du lecteur sur les affinités invisibles qui se nouent d’un livre à l’autre dans une librairie. Le pouvoir d’attraction de nos lieux de vente réside, en effet, dans leur capacité à faire vivre les livres en créant entre eux des liens pertinents. Ces pertinences sont de plusieurs ordres : le classement par discipline, par langue, par genre, par collection, par chronologie…
Un libraire ne travaille pas toujours pour le livre que le client est venu chercher mais pour celui d’à-côté, qu’il n’attendait pas : il s’efforce de mettre en lumière, à côté de l’auteur déjà « connu », le livre « inconnu »…
Un livre peut en cacher un autre….
C’est ce jeu-là que nous avons proposé à 26 écrivains contemporains vivants correspondant aux 26 lettres de l’alphabet. L’idée m’est venue de leurs confidences, parfois, sur le pas de ma porte, après des dédicaces : « Ce qui me rend heureux sur vos étagères, c’est d’être à côté de….. »
De là a surgi notre désir de les inviter à écrire sur l’auteur classé en fonds à côté d’eux et avec lequel ils partagent une initiale.
C’est parce que je les lis depuis longtemps, c’est parce que je les admire, c’est parce que j’accueille toujours avec une grande curiosité et fringale l’annonce de leurs nouveaux romans, que j’ai choisi de demander à Stéphane Audeguy, Pierre Bergounioux, Eric Chevillard, Patrick Declerk, Philippe Forest, Anne-Marie Garat, Jean Imbeault, Jacques Jouet, Maylis de Kerangal, Cécile Ladjali, Céline Minard, Lorette Nobécourt, Véronique Ovaldé, Pierre Pachet, Nathalie Quintane, Yves Ravey, Michel Schneider, Lyonel Trouillot, Antoine Volodine, Cécile Wasjbrot, Nina Yargekov et Valérie Zenatti d’écrire sur leurs relations avec un de leurs « frères » de lettres.
A travers l’éblouissante surprise de leurs textes inédits, nous souhaiterions vous faire découvrir ou redécouvrir leur écriture tout en vous faisant ressentir la multiplicité des liens qui les unissent dans une librairie.
La présence réelle d’un livre dans un lieu n’est jamais anodine, nous le redisons. Il a son existence propre et c’est à nous de l’assortir avec d’autres en lui trouvant sa place juste. C’est cette orchestration sur les tables, dans les rayons, les vitrines qui nécessite une très longue maturation, nourrie non seulement d’un savoir rationnel sur le contenu des ouvrages mais aussi d’intuition et d’inspiration personnelle.
Ces subtiles accointances n’ont absolument rien à voir avec les rapprochements grotesques opérés dans les espaces de vente où les livres sont segmentés en parts de marché. C’est peu de dire que notre mémoire, notre goût, notre sensibilité, notre style, notre savoir-faire ne requièrent pas les mêmes techniques ni les mêmes ressorts.
Ces auteurs, à travers le prisme exigeant de leur écriture, ne sont-ils pas les mieux placés pour exacerber toute la vigueur et la richesse des liens qui accordent entre eux les livres dans l’espace d’une librairie ?
En parlant de liens, en voilà un autre, un fil d’or même : celui qui nous unit à Christian Lacroix, cet artiste somptueusement inclassable, cet humaniste, aussi, ce fou de livres. Son talent a bouleversé et régénéré tous les codes sévissant dans la mode et fait rayonner la France. Curieusement, il est proche de notre cause. Nous avons fait appel à lui car son parcours de créateur indépendant croise de façon très poignante les questions qui mettent à l’épreuve notre métier. Grâce à lui et à nos auteurs, nous avons rassemblé des énergies créatrices et insufflé une fois encore un esprit de résistance. Notre modèle ? Diaghilev et ses ballets russes…Souvenez-vous, son génie était de réunir les talents de Njinsky, Stravinsky, Picasso, Chanel, Cocteau…
Eh bien, nous, c’est en rassemblant 450 libraires de France et Belgique francophone, que nous espérons, de notre côté, réinterroger notre métier et vous le faire connaître davantage.
Aujourd’hui, beaucoup de mes confrères travaillent déjà à offrir de meilleurs services et moderniser notre pratique (géolocalisation des stocks, livraison plus rapide des livres)…
L’esprit de ce métier n’est donc pas conservateur car tous ces nouveaux chantiers témoignent du désir des libraires de faire face à leur concurrent numérique. S’il est utile et possible de se positionner sur ce terrain-là, il me semble impérieux de creuser et de faire valoir absolument ce que la librairie offre de particulier, que la vente en ligne et les nouvelles habitudes de lecture sur des supports dématérialisés (internet,Ipad), ne seront jamais en mesure de proposer….
Parfois, gronde le bruit déchirant de la fermeture d’une librairie qui ne s’en sort plus. Entendez et choyez, le plus possible, celles qui sont encore là. Dans ces lieux de commerce qui ne sont pas comme les autres, les rois, ce sont les livres. Dans la nuit culturelle de plus en plus menaçante, regardez comme brillent ces lucioles que sont vos librairies.
Marie-Rose Guarniéri
Association Verbes
Feuilletez l’ouvrage édité à l’occasion de la San Jordi 2014
La presse en parle
Le Livres Hebdo
A nous Paris
Le Parisien
Le Monde
Les librairies à la recherche du lecteur perdu
LE MONDE | 25.04.2014 à 11h04 | Par Laurent Carpentier
« Esprit de Pâques », printemps ? C’est l’époque où chacun se damnerait pour une résurrection. Les artisans de la culture au premier chef. Après le Disquaire’s Day samedi 19 avril – 2 000 magasins de disques mobilisés à travers le monde, 230 en France –, c’est au tour des libraires d’ouvrir grandes leurs portes ce samedi 26 avril, avec « Un livre, une rose ». Quelque 480 librairies indépendantes, en France et en Belgique, qui offrent des fleurs à leurs lecteurs, organisent des lectures, des rencontres, et accessoirement vendent des livres…
« Ce sont des métiers qui sont obligés de se prendre en main, de prendre la parole. De dire : ceci n’est pas un commerce comme les autres »,
clame la libraire Marie-Rose Guarniéri, qui fut à l’origine du projet et en reste la cheville ouvrière.
« On a eu beaucoup de mal avec cette journée, parce qu’on a inversé l’ordre des choses dans le monde de l’édition : nous sommes considérés comme la fin de la chaîne, on n’a pas l’habitude de nous voir prendre l’initiative. Pourtant, sans nous, tout s’effondre. L’idée de cette journée, c’est ça : tordre le cou à l’idée du libraire qui ferme sa gueule, du curé bon Samaritain qui fait ça juste par dévotion. On est imparfait, agaçant, insistant, mais on défend chacun dans sa ville, dans son quartier, une vision, une politique culturelle. »
EN DIX ANS, LE CHIFFRE D’AFFAIRES A RECULÉ DE 8 %
Problématique plus philosophique qu’économique, en somme. La crise a été ici bien moins violente que dans la musique. Si, en dix ans, le chiffre d’affaires de la librairie française a reculé de 8 %, en 2012, on a vendu 450 millions de livres et produit 65 000 nouveaux titres (trois fois plus que dans les années 1970). Reste que les libraires constatent un décrochage depuis un an. « Même moi, je commence à le sentir… », s’inquiète Marie-Rose, dont la petite boutique profite pourtant d’une belle exposition à
Montmartre : 700 000 euros de chiffre d’affaires, trois libraires, 13 000 références… Et trois petits présentoirs de paralibrairie. « Oui, c’est bête, je crois que c’est sur les cartes postales à fourrure que je fais la plus grosse marge… Mais pas le plus gros chiffre, hein ! », rit-elle.
Haute comme trois pommes et joyeuse comme trois pies, les cheveux noirs en pétard et de petites lunettes aux verres bleus, Marie-Rose Guarniéri semble sortie d’une boîte à musique branchée sur 300 000 volts. Outre la gestion de sa librairie, elle organise, chaque année depuis 1999, le prix Wepler (avec La Poste et le café du même nom) et, depuis 2001, « Un livre, une rose ».
DANS QUATRE-VINGTS PAYS
« L’idée m’a été soufflée par Etienne Roda-Gil », raconte-t-elle. Le chanteur d’origine catalane, qui venait alors de publier Terminé (Verticales, 2000), lui a parlé de la Sant Jordi, la fête des amoureux, à Barcelone, où il est de tradition pour les hommes d’offrir une rose et pour les femmes un livre : « C’était la seule journée, lui a-t-il dit, où, sous le franquisme, les intellectuels pouvaient s’exprimer sans se faire inquiéter. »
Séduite, Marie-Rose découvre dans la foulée que cette journée est célébrée dans plus de quatre-vingts pays, et qu’elle a même été déclarée par l’Unesco « Journée mondiale du livre et du droit d’auteur ». « Un livre, une rose » : treize ans plus tard, si on oublie les grandes surfaces culturelles et les papeteries-marchands de journaux, la plupart des librairies participent à ce « Libraire’s Day » à la reconquête du lecteur perdu. En effet, ni la crise économique ni la vente en ligne ne suffisent à expliquer le trou d’air, dit la libraire : « Il y a un absentéisme que je ne m’explique pas. » En interrogeant ce qu’elle appelle les gros lecteurs – qui achètent plus de quatre livres par mois –, elle s’est forgé une théorie : « Pour lire, il faut pouvoir se couper d’une réalité afin de pénétrer une autre. Or, on rentre chez soi le soir avec des mails auxquels il faut répondre, des textos… L’homme moderne est en permanence en lien avec les autres. Les gens sont saturés d’information, ils n’ont plus d’espace intérieur pour désirer. » Une rose pour retrouver le désir ?
Libération
Elisabeth Franck-Dumas/25 avril 2014
A l’occasion de la seizième édition de la manifestation par les libraires indépendants, rencontre avec son organisatrice.
Aujourd’hui, c’est la Sant Jordi.
Enfin, presque : la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, promue par l’Unesco en écho à la fête catalane où l’on offre des livres et des roses, s’est déroulée le 23 avril. Mais c’est ce samedi qu’en France et en Belgique francophone se tient la seizième édition de la Fête de la librairie par les libraires indépendants, qui réunit désormais 450 enseignes. Leurs clients se verront offrir une rose et un petit livre tiré à 23 000 exemplaires, illustré par le couturier Christian Lacroix. Intitulé Un livre peut en cacher un autre, l’ouvrage rassemble les écrits de 23 auteurs (Stéphane Audeguy, Eric Chevillard, Maylis de Kerangal, Céline Minard, Nathalie Quintane, Yves Ravey…) qui y évoquent leur voisin de rayonnage. Une démarche joliment oulipienne qui, dans un contexte économique chahuté, permet, selon Marie-Rose Guarniéri, libraire à l’initiative de la manifestation, de parler des aspects les plus silencieux du métier, souvent les plus précieux.
Vous écrivez, dans la préface à l’ouvrage qui sera donné aujourd’hui, que l’on parle trop fréquemment des problématiques économiques du métier de libraire…
On parle trop souvent de la librairie pour dire qu’elle va mal. Ou alors de façon trop charmante et attendrie, «oh, ces petits libraires qui font un travail formidable». C’est un discours qui ne pense pas notre métier et qui ne rend pas hommage à la créativité et l’esprit d’entreprise qui l’entourent. Nous sommes tout au bout d’une chaîne qui commence avec l’auteur et les éditeurs, et on nous entend peu, alors que nous avons un rôle crucial, notamment dans la défense de petits éditeurs. Une comparaison avec le secteur de la musique l’éclaire : avec la disparition des disquaires, quantité de petits labels ont aussi disparu. Ce rassemblement de la Sant Jordi permet de raconter ce que les libraires indépendants apportent de différent, en explicitant chaque annéeune part de leur métier qui raconte la culture de la librairie. L’an dernier, nous avions fait un livre de photographies de rayonnages, les images avaient quelque chose d’infini et rendaient compte du vivant de ces endroits. Car il n’y a pas de morts dans une librairie : c’est le lieu où Kafka est autant d’actualité que Quintane. Cette année, nous avons choisi un autre aspect, celui du classement, du rangement.
Pourquoi avoir choisi ce principe d’un abécédaire ?
D’abord à cause de l’importance de l’alphabet sur la mise en ordre des livres, dans la librairie autant que dans la tête du libraire : pour lui, parcourir l’alphabet équivaut à faire ses gammes, à mettre en route une réflexion, car trouver la place juste d’un livre n’est pas anodin. Ensuite parce que l’hospitalité de la librairie repose sur l’alphabet, qui permet aux clients de s’affranchir du libraire, de se promener seuls dans les rayonnages. Enfin parce que je me suis rendu compte, lors de signatures, que c’est un ordre qui compte pour les auteurs. Ils me disent souvent «ah, je suis content, je suis à côté d’untel». Il fallait raconter cela, c’était une manière de parler des auteurs. Tout cela fait partie d’une culture de la librairie qu’il faut réexpliquer aujourd’hui.
Aujourd’hui particulièrement ?
Oui, à cause de phénomènes nouveaux, notamment le livre numérique et la vente en ligne. Je ne suis pas passéiste, je reconnais qu’Amazon rend des services, mais les grandes enseignes ont des moyens promotionnels pour se faire connaître, à nous de raconter notre culture. On nous demande toujours plus de services, pourquoi les livres ne sont pas livrés à domicile. Il est important de rappeler que dans une librairie, chaque livre a une place, qu’ils sont aiguillonnés par la main du libraire. Lorsqu’il y a une nouveauté, on sait à qui l’affilier, on sait qu’il y a toujours quelqu’un qui a écrit avant, qui écrira après. La librairie est un lieu subjectif, avec des gens parfois encombrants, les libraires, qui, de fait, limitent l’offre, mais ces choix subjectifs leur donnent une valeur.
Comment avez-vous eu l’idée de regrouper des libraires à travers cette manifestation ?
Tout a commencé il y a seize ans, grâce au parolier Etienne Roda-Gil. Il venait de publier un livre et m’a raconté la Sant Jordi telle qu’elle se déroulait sous Franco, tout le monde était dans la rue avec des livres et des roses, exigeant la démocratie. J’ai trouvé cela très beau et réalisé que la Journée mondiale du livre existait dans 80 pays, mais pas en France. Evidemment, nous ne sommes pas sous le franquisme, mais poser un moment dans l’année où l’on parlerait de la librairie me semblait important. Définir les invariants du métier, de façon non-institutionnelle, pour que chacun s’y retrouve avec ses particularités. Je n’aurais pas fait la même librairie dans une autre ville ou un autre quartier, car le territoire crée le libraire. Mais ce jour-là, on soutient ceux qui sont isolés, ils vivent la même journée que Sauramps à Montpellier ou La Hune à Paris.
Dans un contexte économique très difficile, comment réagissez-vous à la publication ce mois-ci de l’Observatoire de la petite entreprise (1), qui fait état d’une croissance dans le secteur de la librairie indépendante ?
C’est évidemment une bonne nouvelle. Si l’on continue à bien travailler, je pense que les librairies seront les commerces de centre-ville qui tiendront le mieux le coup. Mais cette croissance reste assez abstraite. Nous sommes dans un secteur en pleine mutation, où le rapport à l’écrit change très rapidement, en temps réel. Il y a un recul de la fréquentation qui s’accompagne d’une concentration des goûts, l’impression que les gens demandent toujours les mêmes livres. De plus, les loyers de centre-ville ne sont pas adaptés au métier, on ne fait pas les mêmes marges que dans la mode, par exemple. Et ce alors qu’il faut présenter beaucoup plus de livres qu’on n’en vend, pour offrir du rêve, laisser imaginer d’autres lectures. Avoir tout Freud en rayonnage, même si l’on sait que les clients viennent généralement pour acheter l’Interprétation des rêves. Le défi est de créer une économie qui tienne avec tout cela. Sans parler de la formation : il faut des années avant qu’un libraire sache acheter, conseiller, assembler les livres sur une table pour les faire parler, proposer au lecteur celui qu’il cherche et celui qu’il ne cherche pas. Tout cela fait que le métier est devenu très coûteux.
Pour en revenir aux rayonnages, comment gérez-vous l’afflux de nouveaux livres ?
Un auteur me disait un jour qu’il s’arrangeait pour qu’il n’y ait jamais plus de 200 livres dans sa bibliothèque : quand il y avait un nouveau, il devait se débarrasser de l’ancien. On croit toujours qu’un nouvel ouvrage va en tuer un autre, les libraires débutants disent souvent qu’ils n’ont plus de place. Mais, non, il y a toujours de la place pour les livres, on s’arrange. Le plus difficile est plutôt de savoir bien acheter. On a tous une librairie dont on rêve, où l’on placerait 50 exemplaires d’un livre que l’on veut défendre, alors qu’on sait pertinemment que le potentiel de ventes est de 10. Adrienne Monnier (2), sur qui nous avions fait un livre pour la Sant Jordi il y a quelques années, disait que c’est un métier qui se situe «entre la ferme et le couvent» : il y a une maison à tenir, des poubelles à sortir. C’est une blessure lorsqu’on prend 50 livres et que l’on n’en vend que 5. La sanction est immédiate, on est tout le temps en train d’être corrigé. Il faut réagir vite, s’informer de ce qui se passe en arts, en cinéma, en musique. Saisir quelque chose de ce qui se pense et se crée dans le temps présent : c’est aussi cela, le rôle du libraire.
Elisabeth FRANCK-DUMAS
(1) Enquête de la Fédération des centres de gestion agréés réalisée auprès de 15 000 petites entreprises. (2) Libraire, poétesse et éditrice, elle publia en 1929 la première traduction française d’«Ulysse», de James Joyce.
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